23/01/2012
« Faut-il regretter le paradoxe sécuritaire des années soixante : sécurité individuelle... mais insécurité collective ? » s'interroge Gérard Guerrier, directeur général d'Allibert Trekkings et Responsable de la commission sécurité de ATT-ATR.
«Un voyageur occidental pouvait alors arpenter, en toute sérénité, les
espaces les plus sauvages (Afghanistan, Sahara, Afrique noire, etc.) à condition d'éviter les quelques zones de guerre (Indochine) ou interdites (Chine, URSS). (...)
Aujourd'hui dans de trop nombreuses régions, le voyageur n'est plus considéré comme un visiteur ou un hôte, mais au mieux comme une source de revenu, au pire comme une proie, voire une cible. Face à cette explosion de l'insécurité individuelle, le principe de précaution s'impose. Cela n'a rien de scandaleux lorsque l'on parle de vacances. Comment en effet profiter de celles-ci lorsque l'on craint pour sa vie ? Ce principe de précaution, sous les projecteurs des médias et de la politique, est trop souvent, hélas, poussé jusqu'à l'absurde. Nous vivons ainsi une époque contradictoire où l'on vante les valeurs de l'aventure, de « l'authentique », alors que l'on nous prépare un futur aseptisé où les touristes se déplaceront, en convoi, d'une bulle parfaitement sécurisée à une autre.
Si les gouvernements jouent leur rôle en publiant des « avis aux voyageurs », ces avis, amplifiés par la très subjective loi Kouchner, par le « panurgisme ambiant », prennent un poids démesuré par rapport à la réalité du terrain.
Notre ministère nous déconseille ainsi « formellement » de voyager dans des régions pourtant très sûres : Chinguetti en Mauritanie, sud de l'oasis de Siwa en Egypte, l'ouest de la péninsule de la Guajira en Colombie, couloir de Wakhan en Afghanistan, etc. Voire même le Sud de Douz en Tunisie parce que : « les régions désertiques sont difficilement contrôlables ».
1. Les « cartes du MAEE » ne peuvent pas représenter toute la complexité du terrain.
2. Les diplomates depuis leurs quartiers d'ambassades ignorent trop souvent ces régions reculées.
3. Ces régions ne présentent qu'un faible intérêt économique et politique. Abusant de même du principe de précaution, les grands tours opérateurs s'alignent, pour les petites destinations, sur le « moins risquant » et donc sur les positions du quai d'Orsay.
Quelle que soit la réalité du terrain, en effet, l'éventuel gain économique ne pèse rien face à l'énormité de la menace juridique (merci monsieur Kouchner) et médiatique ! A quoi bon se battre pour quelques pelés en Mauritanie, quelques galeux en Colombie, etc. ?
Pour « faire » une cinquantaine de clients ? N'avons-nous pas mieux à faire ? A l'inverse, pour les destinations de masse (Louxor, mer Rouge, Kenya, côtes tunisiennes, Tozeur...), ils déploient un lobbying certain pour tempérer les ardeurs des rédacteurs du quai d'Orsay. Chez Allibert Trekking, nous refusons ce fatalisme économique et juridique. Il y a dans ce refus obstiné une trace de nos gènes ; ceux d'une boîte créée par des guides de haute montagne.
Nous appliquons, en effet, à la sécurité géographique, la même approche qu'à la sécurité en montagne : nos décisions, en matière de sécurité, sont le fruit d'une analyse fine à base d'expérience, de récolte d'information de sources différentes, de logiques rationnelles... Et surtout pas le résultat d'un marchandage économique !
- Un couple nous envoie une lettre recommandée avec accusé de réception pour nous signaler que, suite au tremblement de terre du Sikkim, ils veulent annuler sans frais leur voyage.
Nous leur expliquons que la zone de trek n'est en rien touchée, que les équipes locales les attendent, que nous avons déjà acheté les billets, versé l'argent aux hôteliers, etc. Rien n'y fait, ils ne veulent supporter aucun frais et nous menacent d'un procès pour mise en danger d'autrui...
- Des clients qui s'étonnent de la pratique institutionnalisée des pourboires malgré la transparence de nos informations et ne veulent pas les payer : « Pourquoi cela n'est-il pas compris dans le prix ? »
- Des clients, au retour d'un voyage au Venezuela, nous demandent un dédommagement très important pour ne pas avoir pu visiter tel village. Effectivement, à la suite d'inondations catastrophiques, nous avons dû modifier à grands frais le circuit.
- Un client se plaint que le chauffeur népalais klaxonnait trop souvent... Nous en sourions (parfois), mais ces manifestations sont le signe d'une mutation profonde d'une partie de la clientèle de voyageurs. Les vrais aventuriers, les pratiquants (au terme religieux...) du tourisme responsable, les « trekkeurs » sont en passe de devenir une minorité aujourd'hui chez les tours opérateurs de voyage dit « d'aventure », même chez Allibert ! Chez Allibert Trekking, nous avons la chance de conserver une large majorité de « voyageurs » par rapport aux « vacanciers », un peu inquiets par notre style provincial et montagnard et la typologie sportive de nos circuits. Il est vrai que nous ne faisons guère d'effort pour attirer à nous les « consommateurs sûrs de leur bon droit ». Ils ne représentent qu'une infime minorité de notre clientèle. En effet, si nous sommes prêts à faire des concessions sur le niveau physique demandé ou sur le confort (nous vieillissons tous !), si nous essayons sans cesse d'améliorer la qualité de nos circuits, nous ne souhaitons pas compromettre nos valeurs.
Nous sommes persuadés que l'aventure est plus forte lorsque l'on accepte (un peu) l'imprévu, que la pratique du tourisme responsable est plus facile lorsque les clients sont eux-mêmes responsables et partagent avec nous une certaine vision du monde. Tout ne se résume pas à un échange marchand !
Avec nos clients, nous privilégions l'échange, le partage, la responsabilité et le respect entre les parties. Cela nous semble indispensable pour pouvoir continuer à voyager dans des régions où l'environnement naturel mais aussi socio-économique est fragile.
Le modèle du tourisme de masse s'est construit sur une base de monopoles géographiques avec la construction de grands ensembles immobiliers, d'avions « charterisés », de yield management, de promotions agressives (la Tunisie à 295 €). Ce modèle industrialisé qui fait la part belle aux économies d'échelle, au remplissage, est aujourd'hui en faillite.
Les mastodontes du secteur : Thomson, TUI, ClubMed ne progressent plus et montrent des rentabilités négatives ou ridicules par rapport aux capitaux engagés. Depuis plusieurs années, on voit ainsi ces industriels s'intéresser à des « segments de niche », afin de trouver des relais de croissance qui résistent mieux à la crise : le luxe, les croisières, le tourisme culturel, etc. et bien entendu le tourisme dit d'aventure.
TUI est devenu ainsi propriétaire de plusieurs « marques » : Aventuria, Explore, Class Adventure, Intrepid, etc. D'ailleurs, notre secteur, devenu à la mode, intéresse d'autres industriels ou financiers, comme cet investisseur issu de la grande distribution. L'arrivée de ces nouveaux acteurs n'est pas nocive en elle-même.
Elle pourrait même être bénéfique en ouvrant l'offre « aventure » et en élargissant encore plus le cercle des voyageurs-citoyens, en nous encourageant à faire de nouveaux gains d'efficacité, de sécurité, etc. Mais constatons qu'aujourd'hui l'arrivée de ces nouveaux opérateurs entraîne, trop souvent, un certain nombre de dérives. Pression (le terme employé est « tarif négocié ») sur les éléments les plus faibles de la chaîne de valeur : guides locaux, porteurs, etc. pour réduire les coûts quel que soit, justement, le coût social.
- Copie de circuits de tours opérateurs qui connaissent encore le terrain pour construire des «avatars» sans dîner, sans entrées dans les musées et autres coûts obligatoires afin d'afficher des prix d'appel.
- Propositions de prix « cassés » pendant la saison des pluies, impraticable pour notre activité.
- Promotions à - 50 % en ouverture de saison, etc. Il n'y a là rien de surprenant. Ces industriels appliquent naturellement les seules recettes qu'ils connaissent : concentration de l'offre, baisse des coûts par de supposées économies d'échelle, promotion agressive centrée sur le prix, etc. Mais ne nous y trompons pas : industrialiser notre métier revient à nier sa spécificité : l'itinérance, la découverte, la rencontre, le respect des acteurs locaux ! Il est tout à fait illusoire de proposer des promotions à - 50 %, à moins, bien entendu, de maltraiter les partenaires locaux ou de mentir à ses clients. Les économies d'échelle, sans stock immobilier, avec de faibles stocks aériens, ne sont jamais à ce niveau !
Comment pourrions-nous accepter de tels rabais avec des marges brutes de l'ordre de 20 %, des résultats nets de l'ordre de 2 % ? Cette politique de prise de marché « à tout prix » ne cadre évidemment pas avec une démarche éthique de tourisme responsable ! Elle ne cadre pas non plus d'ailleurs avec une démarche de saine gestion comme le démontre les comptes de ces entreprises.
Les effets négatifs dépassent, hélas, le cadre de ces industriels qui nivellent notre métier par le bas, écrasent les acteurs les plus faibles alors que, justement, nous aurions besoin de l'inverse pour développer un véritable tourisme responsable. Les résultats sont déjà perceptibles : des clients « consommateurs sûrs de leurs bons droits » qui trouvent que 3 000 € en haute saison, en Indonésie avec guides français, transferts internes aériens, hébergement en hôtel... C'est « beaucoup trop cher » ! Chez Allibert, nous refusons catégoriquement d'entrer dans cette logique qui nous semble diamétralement opposée aux valeurs du tourisme responsable que nous défendons. L'industrialisation de notre activité le conduira à sa perte, car toute industrialisation et la financiarisation d'une activité, quels que soient les efforts de labellisation, se fait toujours au détriment des éléments les plus faibles de la chaîne de valeur, qui sont justement au cœur de notre métier. Le tourisme responsable que nous prônons exige une « juste répartition », pas la concentration de pouvoir au bénéfice d'une seule entité. Notre objectif est bien le développement raisonnable et la pérennité de notre activité pour le bien de tous les acteurs de notre « écosystème » à commencer par les clients et notre personnel local. L'aventure est donc tendance, parce qu'elle est rare ! Elle le deviendra bien plus avec la raréfaction des espaces sauvages combinée à la multiplication des images (TV, Internet...).
Depuis vingt ans, des destinations autrefois réservées aux seuls « aventuriers » : Pétra, Cappadoce, chemin de l'Inca, Ushuaia, Galapagos, grands parcs américains, tour des Annapurnas, chemin de l'Everest, Kilimandjaro, etc. et plus près de nous : tour du Mont-Blanc, GR 20, etc. sont devenus des must auprès des « consommateurs » du monde entier.
Dans une pure logique économique, nous pourrions d'ailleurs réduire notre catalogue par deux, voire trois, en nous limitant à ces best-sellers, comme le font les tours opérateurs anglophones absorbés par des industriels. Savez-vous qu'il est possible de dormir au pied du Machu Picchu, à Aguas Caliente, dans un hôtel 5 étoiles, à 700 $ la nuit ? L'afflux de touristes est tel que les autorités péruviennes imposent des quotas sur le chemin de l'Inca, mais aussi sur le site.
En 1991, la fréquentation s'élevait à environ 75 000 personnes par an pour approcher aujourd'hui le million de visiteurs. Le congrès péruvien étudie d'ailleurs un projet d'accès routier. Sur le chemin de l'Everest, entre Lukla et Namche Bazar (une à deux journées de marche), presque toutes les habitations des paysans ont été transformées en lodges alors que les champs ne trouvent plus assez de mains pour les travailler.
Le tour des Annapurnas, le Ladakh sont progressivement « désenclavés » pour le bénéfice des habitants, mais surtout pour les rendre accessibles à de riches touristes indiens qui ne goûtent guère l'effort de la marche.
Au Kili, les gardes du parc comptabilisent 45 000 ascensionnistes par an. Lors des belles journées d'été, on compte plus de 300 personnes qui tentent le Mont-Blanc créant de jolis embouteillages sur l'arête des Bosses et des accidents fréquents dans le couloir du Goûter, appelé aussi : couloir de la Mort ! Bien sûr, nous sommes encore loin des fréquentations du mont Saint-Michel (trois millions par an), de Venise ou... Eurodisney (un peu plus de quinze millions). Mais justement, l'exemple de Venise doit nous faire réfléchir. Depuis vingt ans, la merchandisation de la ville (disparition des commerces traditionnels, multiplication des vendeurs de bimbeloteries made in China, acculturation, etc.) a détruit ce qui faisait son charme et son attrait. La « Disneysation » des merveilles de notre planète est-elle inéluctable ?
Mon propos n'est pas passéiste, en tous cas pas uniquement ! Les Mongols, après tout, ont bien le droit de préférer la moto trail au cheval. Et qui se plaint aujourd'hui que l'on puisse accéder par la route aux vallées étroites du Queyras ou du Mercantour, etc.
Il faut bien accepter de vivre avec son temps ! Mais la densification touristique, si elle est à peu près maîtrisable en site urbain, est terriblement destructrice, lorsque l'environnement (montagne, déserts, etc.) mais aussi les peuples, les cultures sont fragiles. Continuerons-nous à aller au Machu Picchu lorsqu'il faudra faire la queue pendant des heures, passer dans un portillon métallique et suivre sagement une file ininterrompue de visiteurs pendant qu'un haut-parleur distillera de la musique locale pour nous faire patienter ?
On peut le regretter, mais le tourisme de masse est inéluctable. Celui-ci est contradictoire avec notre activité. Comment « ne laisser que l'empreinte de nos pas », lorsque ceux-ci sont des centaines de milliers, lorsque la nature se transforme en parc d'attraction ? Eurodisney, Las Vegas, le mont Saint-Michel, la tour Eiffel, Monte-Carlo, etc. ont sans doute une véritable utilité à l'échelle mondiale en concentrant les flux touristiques. Il nous faudra peut-être même accepter, demain, que le Machu Picchu, le chemin de l'Everest même, entrent dans cette catégorie de « destinations de masse ».
Faudra-t-il accepter que les gouvernements, soucieux de préserver les plus beaux sites, imposent des quotas, des taxes, un montant de dépense minimal, réservant de fait ces espaces aux plus fortunés ? La solitude, les grands grands espaces deviendront-ils un luxe pour de rares privilégiés ? Chez Allibert Trekking, nous suivons cette évolution avec inquiétude et - pourquoi le cacher - un peu de nostalgie.
Nous voulons malgré cette tendance continuer à être des découvreurs... Heureusement, notre planète avec 150 millions de km2 de terres émergées (300 fois la France) reste un formidable territoire d'exploration.
Certes, les zones de trek les plus accessibles ont été largement exploitées, mais il nous reste encore tant à faire en Sibérie, Amazonie, en terres arctiques, dans les déserts d'Orient ou même d'Australie... Nous ouvrons ainsi cette année plus de 70 nouveaux voyages.
La découverte ne s'arrête pas à ces seuls grands espaces. Les pays urbanisés recèlent, eux aussi leurs pépites : architecture, culture, rencontres... Mais aussi, après quelques recherches, des itinéraires inédits, sportifs dans des paysages sauvages, comme ce raid lavande-mimosa qui traverse la Côte d'Azur du nord au sud !
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